Un tiers-lieu corse anime l'adressage en Balagne

Au coeur de la Balagne, Speluncatu (Speloncato) a réalisé la première Base Adresse Locale de Corse. Les témoignages de Jean-François Poli, maire de cette commune de 290 habitants et de Pierre Ridolfi, conseiller municipal et président du tiers-lieu Imaginà Coworking Balagnà détaillent comment l’arrivée de la fibre a fourni l’occasion d’amplifier une opération d’intelligence territoriale. D’autres communes rejoignent la dynamique et à partir d’une Base Adresse Locale se dotent d’un outil simple et efficace pour gérer la cité.
Village de Speluncatu © Jon Ingall
Vous avez réalisé la première Base Adresse Locale de Corse tout en conservant vos choix de toponymes en un temps record (un mois).
Jean-François Poli : la Corse a un seul point vert, Speluncatu. L’adressage revêt un petit caractère d’urgence car la commercialisation de la fibre est prévue de fin mai à juillet 2021 pour les communes de Novella, Palasca, Belgodere, Occhiatana, Ville-di-Paraso et Speluncatu. L’opérateur-déployeur Corsica Fibra a besoin d’un adressage fiable pour faire correspondre la commercialisation avec son déploiement.
Je salue la qualité de la visioconférence.
Jean-François Poli : nous sommes installés dans la salle de réunion, le coworking est à l’étage. Il y a trois ans, cette bâtisse était une ruine, composée d’une multitude de petites pièces comme dans les maisons corses traditionnelles et des murs d’un mètre d’épaisseur. Elle présentait un danger d’effondrement et nous avons lancé une procédure d’expropriation, tout démonté du sol au plafond puis réalisé le gros œuvre, refait l’intérieur, installé un équipement de visioconférence doté d’un système d’écran encastré dans le faux plafond et d’un rétroprojecteur. À l’étage le coworking est désormais un véritable succès, avec location de bureaux à la matinée, à la journée ou au mois. Nous nous sommes tournés vers les technologies de pointe, et aujourd’hui Imaginà Coworking Balagna est le premier coworking partenaire de la Charte de la Base Adresse Locale. L’adresse peut parfaitement constituer l’une de ses activités.
Effectivement ce coworking est ancré dans l’intelligence territoriale, dès sa conception.
Pierre Ridolfi : aucun coworking n’est identique sur la dizaine que compte la Corse : entreprise, université de Corse, ou encore coworking communal géré bénévolement par une association comme le nôtre. Porteurs et instigateurs, nous avons privilégié l’intelligence territoriale, on appelle cela le « génie du lieu ». Au yeux de bien des universitaires, cette science n’existe pas, mais nous avons placé la notion d’intelligence territoriale au coeur de la création du coworking.
Quelle est la genèse de cette Base Adresse Locale ?
Jean-François Poli : la genèse est ancienne, car nous avions déjà réfléchi sommairement à nommer les « quartiers » et avions installé des plaques. L’architecture de Speluncatu étant classée1 et soumise à l’avis de l’Architecte des Bâtiments de France, nous avons installé des plaques en ardoises gravées pour signaler des quartiers, des lieux-dits, et même des bâtiments.
La deuxième impulsion est liée aux besoins technologiques avec l’arrivée de la fibre. Travaillant chez Orange, je connais les difficultés liées à l’adressage. La collectivité de Corse a choisi un délégataire confronté à la même problématique. Il existe en Corse 200 communes de moins de 100 habitants, sans aucune adresse. Déployer de la fibre consiste à tirer des câbles, ce n’est pas le plus compliqué. Par contre, avec des adresses lacunaires, il est impossible de commercialiser puisqu’il est impossible de retrouver le client.
Nous avons organisé plusieurs réunions avec le délégataire durant lesquelles le sujet de l’adresse revenait sur la table. Nous avons invité notre député, également président du Comité de massif de Corse, qui a proposé d’inscrire une somme et d’aider financièrement les communes à réaliser leur adressage. C’est de là qu’est partie l’idée de l’adressage de Speluncatu. Responsable du coworking, Pierre s’est emparé du sujet avec d’autres conseillers municipaux. Il a réalisé un tableur recensant l’exhaustivité de tous les bâtiments, les ruines, les terrains potentiellement constructibles dans la zone. Ce gros travail a pris une vingtaine de jour.
Comment avez-vous procédé sur le terrain ?
Pierre Ridolfi : nous avions compris que le délégataire de la fibre réalisait un piquetage en voyant arriver une personne tenant une tablette et portant un gilet jaune. Grosse surprise lors du premier confinement ! Il faut imaginer notre topographie, avec le village médiéval perché sur un piton rocheux et des maisons qui font rempart en arc de cercle. Une personne portant une tablette tentait de comprendre au sol quelle maison correspondait à une entrée pour intégrer l’information. Je suis allé à sa rencontre, sachant qu’il devait manquer des points GPS. Par chance, nous avons à disposition une multitude de personnes « référentes ». Une membre de notre conseil Municipal travaillant pour une municipalité voisine avait eu à renseigner sur papier une liste d’adresses de ce village qui ressemble au nôtre et nous avions échangé sur le sujet. Il était évident que nous n’allions pas pouvoir respecter l’alternance pair impair des numéros dans les petites ruelles. J’avais compris la technique, il fallait un numéro par bâtiment. Certaines maisons se chevauchent, situées sur deux quartiers différents mais géographiquement au même endroit : c’est donc la porte d’entrée qui allait indiquer à partir de quel quartier y accéder.
Nous avons commencé par remplir un tableau. Pour ce faire, je conseille d’associer deux personnes, l’une très au fait de la toponymie et l’autre connaissant très bien le village, par exemple parce qu’elle relevait le compteur d’eau. Il faut comprendre qu’au village, nous côtoyons les habitants mais ne connaissons pas forcément ceux qui reviennent épisodiquement. Or l’agent en charge des relevés de compteurs dispose du nom de famille et sait comment contacter l’ensemble du village.
Le plus gros travail consiste à informer les habitants pour leur fournir leurs nouvelles adresses - certaines étaient connues sous la forme « Maison au dessus de la place ».
Ensuite, nous avons commencé le travail de toponymie pour définir ce qu’est un lieu-dit, un quartier un bâtiment. Et nous avons tout ordonné dans un tableau de manière hiérarchique. Nous avons remarqué qu’en Corse, nous n’utilisons pas le terme de rue mais celui de quartier et le complément d’adresse. La plupart des communes corses se trouveront dans la même configuration que Speluncatu, avec des adresses à réaliser pour des zones géographiques et des quartiers. Sur le plan toponymique, notre commune ressemble à la plupart des villages corses, qui situés entre 400 et 800 mètres d’altitude en montagne, se présentent sous la forme de bandes qui descendent vers la mer. Compte tenu de la variété des paysages, la toponymie est très riche.
Et qu’avez-vous fait de ce fichier ?
Jean-François Poli : je suis entré en contact avec le Premier adjoint d’une petite commune qui travaille à La Poste et dont le maire était en classe avec moi. Vice-président d’un syndicat inter-communal, il avait travaillé sur l’adressage. Il m’a conseillé d’envoyer la délibération au Service National de l’Adresse (SNA) et de consulter votre site pour le reste. J’ai montré adresse.data.gouv.fr à Pierre et nous avons découvert des outils relativement simples et ludiques. Lorsque nous nous sommes retrouvés bloqués car notre fichier converti au format csv ne pouvait pas être importé dans « Mes Adresses », nous vous avons contactés par mail et nous avons trouvé ensemble la solution.
Justement, comment réalisez-vous ces adresses ?
Pierre Ridolfi : grâce à la possibilité de préciser un complément d’adresse, nous arrivons à intégrer l’ensemble de nos adresses. J’ai créé cinq zones, le bourg avec les quartiers, deux hameaux et le sentier agricole (Travunatu). La précision de sentier agricole (Travunatu) permet aux secours de comprendre que tous les véhicules ne peuvent pas l’emprunter. Le reste, la Plaine, est réservé à l’habitat dispersé. Nous maintenons le lieu-dit, la toponymie. La commune de Palasca veut adopter la même logique, distinguant le bourg, les hameaux, la plaine, et le sentier agricole – logique réplicable à toutes les communes rurales, évidemment pas aux villes comme Ajaccio et Bastia.
Pour conserver la logique des ruelles dans le bourg, nous avons utilisé un principe de numéros – puisque la commune peut les choisir comme elle l’entend. Nous avons ainsi adapté la logique des voies grâce à la numérotation. Il en va de même pour le sentier agricole.
Une fois ce nommage réalisé, nous avons passé une délibération en Conseil municipal pour disposer d’un document officiel. Nous avons envoyé la délibération à la Préfecture et le fichier de la Base Adresse Locale à la DDFiP, au SDIS, au sna.
Jean-François Poli : il reste à informer chaque particulier. Ceux qui sont un peu geeks pourront aller sur service-public.fr, mais ce n’est pas l’ensemble des habitants. Réaliser l’adressage est une chose, informer la population en est une autre, et elle est essentielle pour que les adresses soient utilisées. Pour conserver une esthétique, nous allons traiter le sujet des plaques de rues avec la Charte de la langue corse qui permet à la Région d’accorder des financements.
Et le coworking va permettre d’élargir l’expérience ?
Pierre Ridoli : le coworking constitue un outil communal et officieusement intercommunal car Speluncatu est historiquement située en plein coeur de la micro-région de Balagne. La vallée du Regino était partagée par deux pièves et Speluncatu s’est construit au centre. Le coworking est un outil territorial, d’aide aux professionnels et aux mairies, qui impulse des dynamiques y compris numériques. Nous nous sommes emparés du sujet dans l’idée de diffuser ce que nous faisions. Il nous est impossible de « jouer solo ». Historiquement, toutes nos communes sont très liées. Ainsi, les territoires de Ville-di-Paraso et Speloncato ont été officiellement séparés en 1852 alors que les deux bourgs se trouvent à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau. Nous expliquons aux autres communes comment réaliser officiellement les adresses, montrons le site adresse.data.gouv.fr qui dès la première phrase précise qu’il existe neuf bases de données officielles et que la Base Adresse Nationale est la seule pour l’adresse. Nous présentons la carte de France des Bases Adresses Locales : il n’y en a qu’une en Corse, ce qui montre un réel problème. Les utilisateurs ont commencé à venir travailler au coworking pour la qualité de la connexion. Lorsqu’ils nous disent ne pas pouvoir accéder à la fibre, nous expliquons le sujet de l’adresse et leur montrons la nécessité pour les communes de transmettre et officialiser leurs adresses. En effet, l’adresse devient indispensable, pas seulement pour le FttH. En cas d’appel aux secours dans une commune rurale, si personne originaire du village n’est disponible pour expliquer comment accéder à la bonne adresse, la situation risque de tourner au drame. En tant qu’élus, il nous arrive très souvent de recevoir des appels de pompiers qui ne trouvent pas où les personnes qui ont fait appel à leurs services résident. Responsable des pompiers du village, je constate toute la difficulté pour les secours de s’orienter très vite. Il leur sera très précieux de savoir d’emblée s’il faut se diriger vers l’habitat dispersé, le village ou les hameaux. Les pompiers disposeront du point GPS. Au-delà des secours, le coeur de la question est de donner aux communes la maitrise du territoire et de son maillage.
Vous diffusez une méthode finalement.
Pierre Ridolfi : l’idée est de communiquer aux autres communes une démarche qui dépasse la simple mise à jour des adresses. Les points ne suffisent pas. La meilleure solution est de mettre en place un tableau avec la voie, les compléments d’adresse et le contact des habitants en ajoutant des colonnes. Bien entendu, seules les informations relatives à l’adresse (numéro, voie, complément) sont transmise à la Base Adresse Nationale. Nous étions supposés communiquer un point pour le déploiement de la fibre, mais nous avons ajouté une colonne « boîte aux lettres » afin de recenser les familles. Le résultat permet de dimensionner les réseaux. J’expose cette logique aux communes qui nous demandent conseil pour l’adresse : la logique est de maîtriser son territoire et de le sauvegarder. La réalisation d’une Base Adresse Locale permet à la commune de maintenir ses toponymes dans un contexte où la perte de mémoire vive menace notre patrimoine.
Jean-Pierre Poli : ainsi, sur la base du fichier de l’adresse, nous améliorons le tableur pour les services de secours qui ont besoin de savoir exactement où trouver les personnes de plus de 75 ans.
Pierre Ridoli : la logique de la Base Adresse Locale peut être poussée plus loin en lien notamment avec le recensement, comme je l’ai montré en réunion avec le maire de la commune de Palasca. Il n’est pas question de fichage, juste de savoir où et comment contacter ses administrés à partir du fichier adresse que la commune télécharge au format csv. Facile dès lors d’ajouter une colonne avec un numéro de téléphone pour envoyer un sms aux enfants au moment du carnaval ou pour venir en aide à nos seniors. Nous avons décidé de proposer aux habitants de plus de 75 ans des paniers garnis de produits fabriqués sur place par des artisans locaux : il suffit d’ouvrir la base de données pour les contacter. Il est en principe très difficile de créer cette information. Avec une Base Adresse Locale, nous disposons d’une base de données à jour à partir des adresses. Voilà comment nous construisons l’intelligence territoriale.
Vous avez réussi à créer tout un système d’information orienté vers les besoins des communes.
Pierre Ridolfi : et sans complication. À la base, je suis cameraman. Gérer des bases de données, ce n’est pas du tout mon métier.
Jean-François Poli : et au besoin, il existe des mécanismes de soutien. Le Comité massif s’est engagé à aider les communes sur l’adressage. Nous conseillons aux communes de ne pas demander d’aide au titre de la Dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), dont les fonds peuvent être mobilisés pour d’autres opérations - comme les réseaux d’eau, l’assainissement, l’éclairage public, etc. Certaines communes ont souscrit un contrat avec un délégataire et nous demandent aujourd’hui conseil. Bien entendu, nous les aiderons.
Pierre Ridolfi : entre Jean-François qui connaît le déploiement de la fibre et moi qui m’occupe du coworking nous pouvons avancer avec une logique de territoire et d’adressage qui respecte les toponymes. Notre commune présente des adresses certifiées et en tant que partenaire de la Charte de la Base Adresse Locale, Imaginà Coworking bénéficie d’une crédibilité énorme. Les élus des communes voisines ont confiance car ils m’ont vu grandir. Ils se disent qu’un jeune du village voisin a réussi à faire l’adressage et à maintenir tous les toponymes, et que son travail est labellisé nationalement. Ils disent « allons y ! »
Et nous expliquons aux communes où la fibre arrive que le piquetage ne suffit pas. Les câbles sont déjà tirés et lors de l’installation du câble, des installateurs ont pu dire qu’une liste sur papier pouvait suffire. Si l’adresse n’est pas renseignée, non seulement la commercialisation sera impossible, mais l’accès aux secours et aux autres services sera compromis. Sans compter qu’il faut prévoir l’avenir ! Actuellement, une augmentation de 20 % est prévue lors de l’installation de la fibre. Nous conseillons aux communes de préciser leurs adresses au plus large, d’intégrer les bâtiments susceptibles d’être transformés en habitations par exemple. Et grâce à la base de données, si le responsable de la fibre vient, il peut savoir s’il s’agit d’un garage, d’une ruine, etc. Nous proposons une démarche globale de gestion du territoire.
Jean-François Poli : d’ailleurs, le responsable du chantier de la fibre m’a contacté pour comparer notre fichier .csv avec leur piquetage. Il a rappelé Pierre et demande à une équipe de venir vérifier qu’il n’a pas commis d’erreur.
Voilà un outil de plus et un argument complémentaire que Pierre pourra développer au-delà des six communes voisine qui rejoignent la dynamique. Au-delà, il reste 200 communes de moins de 100 habitants où la fibre arrivera en 2022 et 2023. Nous les contacterons, sans degré d’urgence, pour avancer un adressage intelligent.
Pierre Ridolfi : nous avons commencé l’adressage de la commune de Costa, hameau devenu commune d’un km² de surface et comptant 60 habitants. Potentiellement cinq à six communes autour rejoignent la dynamique. À Palasca, le premier travail est toponymique en réunissant l’ancien et le nouveau maire. Costa a déjà réalisé ce travail. Plus tard, nous proposerons nos services aux petites communes ailleurs en Corse.
Propos recueillis le 23 février 2021